Avant-propos

Que se passe-t-il lorsqu’on arrive dans un pays ayant une culture différente ? Si à distance l’exotisme excite l’imaginaire, le choc culturel peut être brutal. Il peut créer un sentiment de panique et de rejet. À Paris, ce sont les Japonais qui l’éprouvent : le mode de communication des Français les plonge dans la dépression ou leur donne des envies de suicide. En Inde, le choc culturel est tel qu’il provoque chez de nombreux Occidentaux des hallucinations. Ils se font rapatrier ou reviennent déconcertés, voire révoltés. Ce syndrome indien est bien connu des psychiatres. La pauvreté omniprésente, le bruit tonitruant, la foule pressante, les regards curieux et fixes, la circulation chaotique nous immergent dans un autre monde. La réalité d’autrui apparaît opaque. Les modes de communication non verbaux semblent inaccessibles. La rencontre d’une culture n’est pas une chose simple. C’est une aventure intérieure. Habituellement, nous agissons et parlons sans y penser vraiment. En partageant la même culture, les mêmes codes et les mêmes valeurs que nos compatriotes, nous interagissons librement et nous comprenons et déchiffrons les comportements. Chacun d’entre nous sait ce qu’un mot ou un geste veut dire en fonction du contexte, chaque fois différent. Nous savons ce qui est acceptable ou pas. Nous ne nous interrogeons pas sur tous ces codes culturels car nous les avons incorporés tout au long de notre enfance, tout au long d’un continuel processus de socialisation. Ils font partie de nous. Lorsque nous rencontrons une autre culture, tous ces codes et règles de comportements intégrés ne fonctionnent plus. Le plus simple événement nous devient étranger. Les manières de se comporter en public, de s’habiller, de parler, de résoudre un problème, d’exprimer ses émotions nous paraissent nouvelles, exotiques, drôles ou énervantes. La communication avec autrui ne se fait plus simplement et facilement. Nous ne sommes même pas sûrs d’être les bienvenus. Ce déraillement du lien social provoque un sentiment de perte de repère. Nous ne sommes plus aptes à contrôler l’univers qui nous entoure. Cela peut d’ailleurs être source d’anecdotes incessantes. En Inde, saluer peut s’avérer être d’une grande complexité pour une femme. En France, la manière solennelle et distante est de serrer la main. En Inde, le respect des hommes envers les femmes se traduit par une absence de contact physique en public. Un Indien ne serre pas la main à une femme, cela serait déplacé. Mais lorsqu’un Indien, en Inde, nous interpelle en souhaitant nous serrer la main, que devons-nous faire ? Est-ce une marque de respect pour nos manières culturelles françaises ? Est-ce l’occasion de toucher une femme ? Faut-il adopter une salutation indienne, joindre les mains et incliner la tête ? Ou tendre la main comme en France ? Saluer devient un puzzle. Une multitude d’autres comportements ont besoin d’être décryptés. Ainsi, le dodelinement de la tête de droite à gauche est une approbation et non une manière de dire « non ». Montrer ses jambes ou son décolleté est faire preuve d’indécence. Le diktat de la petite jupe ou de la robe noire n’est pas universel. Parler fort, s’esclaffer ou fumer en public est vulgaire, surtout pour une femme. S’embrasser en public est prohibé. Une attitude indifférente et distante est plus respectueuse que celle d’un inconnu qui tient absolument à nous aider. L’absence de « s’il vous plaît » ou de « merci » n’est pas une marque d’impolitesse. Patienter et ne pas s’attacher à des horaires préétablis, c’est respecter le rythme à l’indienne. Nos habitudes et nos pratiques révèlent leur importance inconsciente et sont mises en exergue au contact de l’étranger. Ce qui nous semblait aller de soi devient une aventure. Notre routine n’est plus aussi anodine, et la routine de l’autre est exotique. La rencontre culturelle nous renvoie à nous-même, à notre conditionnement et à nos normes non universelles. La culture donne sens à notre quotidien et à nos comportements. Nos relations aux autres et notre manière de communiquer se sont construites sur ce socle culturel. Il ne s’agit pas d’essentialiser ou de sacraliser la culture. Elle n’est pas statique et immuable. Elle évolue au fil des générations et au contact avec d’autres cultures. Mais chaque culture a ses spécificités. Bien qu’il y ait entre elles des points communs, tels que l’affection ressentie pour ses proches ou encore les faits de corruption, la manière dont ceux-ci s’expriment et se mettent en scène diffère. Au-delà de nos personnalités et de nos histoires de vie plus ou moins tourmentées, de nos classes sociales ou de nos souscultures, notre culture nous unit. Elle nous inscrit dans une histoire, un passé. Nous appartenons et sommes attaché à notre culture de naissance. Même si notre identité évolue et même si notre mode de vie est marqué par de multiples influences, il nous est difficile, voire impossible, de se détacher de la culture qui nous a construit. Lire ce livre, c’est adopter le regard d’un voyageur ethnologue qui part à la découverte d’une autre manière de voir le monde. Qui explore une nouvelle réalité, sans la condamner. Qui, par la confrontation culturelle et le regard réflexif qu’il porte sur lui-même, part aussi à la découverte de lui-même. La confrontation nous recentre sur nos propres valeurs et nous transforme. C’est également une autre forme d’humanisme. Un éloignement d’anciens schémas de pensée qui ont des difficultés à penser ou à accepter d’autres visions du monde. Le présent ouvrage porte sur l’Inde, ce poids lourd démographique, deuxième après la Chine, qui, avec son 1,21 milliard d’habitants, représente 17 % de la population mondiale. Avec une superficie de 3,2 millions de kilomètres carrés, six fois la superficie de la France, et une densité de 382 hab/ km², trois fois plus importante qu’en France ou en Chine. Les Indiens commentent souvent avec fierté leur diversité ethnique, linguistique et religieuse. Tout est possible, et son contraire. L’Inde est le pays où les différences sont acceptées, on n’y attend ni n’y espère aucune uniformisation. Et pourtant, malgré leur grande variété, les Indiens partagent ensemble une identité globale qui les définit comme Indiens et qui les distingue des Français, des Anglais, des Chinois, des Américains ou de toute autre culture. La culture brahmanique avec ses castes, bien que contestée, joue un rôle particulièrement important dans les rapports et les normes sociaux car elle est intégrée dans la pensée sociale. L’ambition de ce livre est d’explorer cette unité culturelle indienne. Il s’agit de comprendre la logique qui organise la vie sociale et qui permet de déchiffrer les gestes quotidiens, les représentations et le rapport au monde. Ce n’est pas la vérité ou ma vérité sur l’Inde, mais une tentative de rendre accessible une autre manière de voir. La description est incomplète et subjective. Mais la subjectivité n’est pas une invention. Ce livre est le fruit de ma rencontre avec des Indiens de tous horizons. Étant anthropologue spécialisée sur l’Inde du Nord, je m’appuie sur mes recherches et également sur des travaux d’indianistes. Des anthropologues côtoient des économistes, des géographes et des politologues. L’Inde fascine. Son rayonnement culturel se répand. La spiritualité indienne, la médecine ayurvédique, le yoga, les danses indiennes sont bien ancrés en Occident. Les films de Bollywood s’exportent partout, même si, en France leur programmation est faible. Ses forts et ses palais, ses monuments émerveillent. Certains sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco, comme le fort d’Amber, près de Jaipur, au Rajasthan, ou le célèbre Taj Mahal à Agra. Ses ashrams envoûtent. Rishikesh, la plus grande ville de yoga au monde, accueille des étrangers provenant des quatre coins de la planète, en quête d’un modèle alternatif alliant bien-être du corps et spiritualité. Face à l’économie atone des pays occidentaux, avec des taux de croissance de 7 à 8 % par an ou même une relative récession avec un taux de 5 % en 2013, l’Inde attire également les grands groupes internationaux. Son marché domestique et sa classe moyenne laissent présager des opportunités de croissance. Sa main-d’oeuvre bon marché et compétente est favorable aux délocalisations. De nombreuses entreprises se sont installées. À côté des sociétés axées sur la grande consommation comme L’Oréal, Bic ou Auchan, les grands industriels tels que Alstom, Air Liquide et Sanofi, la finance avec BNP Paribas et la Société générale, les constructeurs automobiles Renault, Suzuki ou Hyundai réfléchissent à la meilleure manière de pénétrer le marché indien. Certaines sociétés choisissent la création de joint-venture avec les groupes indiens pour contrecarrer la complexité de la législation. D’autres font marche arrière et repartent décontenancées, en raison de la lourdeur bureaucratique et juridique ou de la complexité culturelle. Lorsque nous arrivons en Inde, notre regard fait face à un ensemble chaotique qui peut générer en nous un sentiment de malaise. La foule et la chaleur nous submergent. Des complexes immobiliers résidentiels côtoient des habitations délabrées. Près de points de vente de téléphones portables, des hommes dorment sur leur vélo. Le bruit et les klaxons sont assourdissants. Dans la circulation tumultueuse se faufilent berlines, rickshaws à trois roues, piétons, charrettes, scooters, motos et camions surchargés. Les singes vaguent aux abords des nationales. L’Inde est un peu à l’image de sa circulation. Malgré l’encombrement et l’anarchie apparente, il existe une certaine fluidité et ça fonctionne. Tout un ensemble de codes permet la coexistence de cette diversité. Parfois cela se fait sans encombre, parfois cela dérape.